Dans le calme du matin, j’ouvre ce livre de Bashô, poète japonais du 17ème siècle. Deux haïku font naître en moi un sentiment d’une vide douceur : le wabisabi 侘び寂び, impression singulière à l’art japonais.
Ce chemin-ci
n’est emprunté par personne
ce soir d’automne.
Ah ! Herbes d’été
tout ce qui reste des rêves
de tant de guerriers.
Bashô (1644 – 1694)
此の道や
行く人なしに
秋のくれ
夏草や
つはどもが
夢のあと
芭蕉 (1644-1694)
Le wabisabi est un ressenti intraduisible. Il est présent dans la cérémonie du thé et la poésie. Le wabisabi exprime : le goût de la solitude tranquille ; l’élégance de la simplicité ; la mélancolie du temps qui passe et de la détérioration qui en résulte. Ces impressions sont combinées et forment un sentiment unique spécifique à la culture japonaise.
Le terme wabi 侘び signifie à l’origine les tourments et la mélancolie d’un être écarté de la société. Ce sens négatif se ressent dans l’homonyme wabi 詫び (excuses) et l’adjectif wabishii 侘しい (solitaire, misérable). Le sens actuel donné dans l’art puise sa source à l’époque Muromachi 室町時代 (1336 – 1573) dans le cadre du développement et de la codification de la cérémonie du thé. SEN no Rikyû 千利休 (1522 – 1591), grand maître de thé japonais, est le premier à exprimer le mot wabi dans le sens positif actuel : la simplicité, le dépouillement, l’austérité des formes, des couleurs et des matières, à travers lesquelles s’exprime un idéal moral. Le maître voit la véritable richesse dans l’être et non l’avoir.
Le terme sabi 寂び est une notion esthétique attachée à la poésie de Bashô. Le poète exprime un goût pour : les choses marquées par le temps ; la simplicité liée à la résignation, la solitude et l’élégance qui en découle. A l’origine, le terme sabi 寂び signifie le déclin, la désolation. Cette idée se retrouve dans l’homonyme sabi 錆び (la rouille) et dans l’adjectif sabishii 寂しい (triste, solitaire). Au 12ème siècle, sous l’influence du bouddhisme, des poètes commencent à attacher une valeur esthétique et positive à sabi. Avec Bashô, le mot sabi prend son envol dans la notion de l’esthétisme. Dans ses oeuvres, le sentiment de désolation s’estompe pour laisser place à la sérénité face au passage du temps.
Le Japon, pays contraint de faire face à des catastrophes naturelles dévastatrices fréquentes, l’esthétique du wabisabi aide à voir la nature comme une source de beauté plutôt qu’une force destructrice. Les formes inégales ne sont pas considérées comme des erreurs. Elles sont considérées comme une création de la nature. Un arbre se courbant dans le vent, par exemple.
Les pièces uniques de l’artiste potier HAMANA Kazunori 浜名一憲 intègrent souvent un élément de wabisabi. Il dit : « Je conçois un peu au début mais l’argile est une chose naturelle qui change. Je ne veux pas lutter contre la nature. Je suis la forme et je l’accepte. »
Pour ma part, je m’interroge. Pourrait-on exprimer le wabisabi en peinture, en danse ou dans un autre art ? Sur le plan spirituel, ne pourrait-on pas voir nos bosses et nos rayures intérieures comme des joyaux de notre expérience terrestre et non comme des imperfections ? Les effacer, ne reviendrait-il pas à ignorer la complexité et la beauté de la vie ?
Dans mon fauteuil, le regard vers le sol, livre en main, Inochi no namae いのちの名前 d’HIRAHARA Ayaka 平原綾香 en doux fond musical, je reste songeur, rêveur, le wabisabi dans le cœur…
Pascal 🙂
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Sources et références :
- Le Japon – Dictionnaire et civilisation. Auteur : Louis FRÉDÉRIC. Aux éditions : Robert LAFFONT.
- Dictionnaire de la civilisation japonaise. Aux éditions : Hazan.
- Article : « Japan’s unique way to view the world. »
- Kôjien, 6ème édition. Aux éditions : Iwanami Shôten. 広辞苑 第六版 岩波書店