La barrière culturelle entre la France et le Japon est un élément abstrait, difficile à cerner dans sa totalité. Tenter de la décrire, de la définir est un exercice vain. La pensée seule est insuffisante pour appréhender cet obstacle. Ressentir est essentiel pour comprendre ce fossé invisible entre les Hommes. Faire expérimenter cette différence aux lecteurs de ce texte est un exercice difficile. En effet, comment faire sentir pleinement cette barrière dans toute sa coloration émotionnelle et esthétique en quelques lignes ? Après réflexion, la poésie me semble une approche intéressante pour illustrer la barrière à l’écrit.
J’appuie mon illustration en prenant deux auteurs majeurs de la poésie française et japonaise du 19ème siècle : Victor HUGO (1802-1885) et NATSUME Sôseki 夏 目 漱 石 (1867-1916). Ils publiaient nombreux de poèmes et romans dans leurs pays respectifs. J’ai choisi deux poèmes traitant d’un thème commun universel.
En premier lieu, je laisse le lecteur face à ses sentiments sans donner d’explications. J’analyse ensuite la technique et l’esthétisme de ces styles lyriques diamétralement opposés en espérant faire ressentir au lecteur francophone le fossé culturel et la différence des émotions face à une situation similaire.
DEMAIN, DES L’AUBE…
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, Je partirai.
Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du sir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
君帰らず Kimi Kaérazu Tu ne rentres pas,
何処の花を Izuko no hana wo les fleurs de quel endroit,
見にいたか Miniita ka es-tu allé voir ?
Le poème de Victor HUGO est tiré de : Les contemplations. Il fut rédigé quatre ans après de la mort de sa fille. Le Haïku de NATSUME Sôseki fut écrit à la mort de son ami passionné de fleurs.
La poésie française traditionnelle, lorsqu’elle se décline en sonnets ou en milliers de vers, comme chez Victor HUGO, peut impressionner, sidérer le lecteur devant tant d’effets techniques et de rigueur métrique. Les poésies de Victor HUGO nous éblouissent souvent de savoir-faire et de talent au point de nous fasciner. Dans sa phraséologie, l’auteur utilise des expressions précises comme « je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps » et affiche clairement la nature de ses sentiments tristes. Victor HUGO cherche la sympathie du lecteur en lui transmettant directement ses émotions par la musicalité de la poésie des mots. Le lecteur est guidé par le poète et suit les émotions de l’auteur au fil des vers.
Très présent dans la poésie japonaise, le wabi-sabi 詫び寂び est un ressenti intraduisible. Il exprime : le goût de la solitude tranquille ; l’élégance de la simplicité ; la mélancolie du temps qui passe et la détérioration qui en résulte. Ces impressions combinées forment un sentiment unique spécifique à la culture japonaise. Dans cette grâce, la poésie japonaise traditionnelle prend donc souvent la forme d’Haïku. Contrairement à la poésie de Victor HUGO, la forme du Haïku est très simple. Nous avons trois lignes épurées. Ici, aucun mot ne fait référence à la mort. Si le lecteur ne connaît pas l’arrière- plan, il peut imaginer le scénario qu’il désire. L’idée consiste à laisser le lecteur libre dans ses interprétations. NATSUME Sôseki espère en secret que son public comprenne indirectement ses sentiments. Ne pas trop montrer, ne pas trop raconter, laisser l’autre libre dans son interprétation tout en espérant secrètement sa compréhension, est une forme très courante d’esthétisme et de grâce au Japon.
Face à la tristesse de la mort d’un proche, sentiment universel, la forme d’expression et l’esthétisme artistique diffèrent considérablement entre les deux cultures. Cette illustration met en lumière la barrière culturelle et linguistique qui décentre respectivement nos regards face aux situations identiques de la vie.
Pascal 🙂