Illustration d’opinions divergentes à travers l’exemple du peintre Sesshū 雪舟
Par facilité, j’ai souvent pensé à tort : « Les Japonais sont comme ça. Au Japon on pense comme ci. Le débat est impossible et se termine au mieux en silence. » A l’époque, moi, étranger manquant de recul sur la langue et la culture japonaises, j’ai souvent été dans l’incapacité d’analyser et d’argumenter. Régulièrement, je finissais par croire sans grand discernement les dires de mes interlocuteurs japonais. Jusqu’au jour où un exemple concret de la vie venait contredire ma croyance innocente acquise suite aux dires d’une connaissance du pays.
En général, on a tendance à simplifier la réalité. Par facilité intellectuelle, on tend à voir les choses comme une vérité unique applicable à l’échelle du Japon. En effet, se rattacher à des idées générales rassure inconsciemment. Les Japonais rencontrés au quotidien renforcent en général le phénomène. En tant qu’humains, ils ont souvent le défaut naturel de penser que leur vérité individuelle est la Vérité unique.
La vérité unique est à mon sens valable sur des sujets tangibles et chiffrables. Par exemple, au Japon, la limitation de vitesse sur les autoroutes est de 80km/h pour les poids-lourds pesant plus de 8 tonnes. En revanche, croire que les Japonais sont tous polis, respectueux, travailleurs, c’est prendre le risque d’être sincèrement déçu à terme. Concernant ces sujets abstraits, la vérité est propre à chacun et devient de facto plurielle, même au Japon.
Par le biais de cet article, je vous présente un grand peintre japonais. Par son originalité, il marqua les œuvres picturales classiques sur plusieurs générations. Il s’agit de Sesshū 雪舟 (1420-1506) / textuellement : bateau de neige.
Quel est donc le rapport entre ce peintre et le sujet évoqué ci-dessus ?
Pour faire simple, au Japon, la pensée dominante appréhende la vie de Sesshū comme celle d’un peintre éduqué, vagabondant au grès de son inspiration de voyageur. Si vous abordez ce sujet avec les Japonais, on vous présentera certainement Sesshū sous l’angle du vagabond inspiré.
Monsieur Arata SHIMAO 島尾新,chercheur à l’Institut national de recherche sur les biens culturels de Tokyo et membre de l’Université de Tama Art, étudie principalement la peinture historique à l’encre de Chine, en particulier celle de Sesshū. Ce chercheur a une vision différente de la pensée dominante et ne voit pas Sesshū comme un vagabond éveillé par une inspiration divine.
Ci-dessous, je vous présente les deux visions tirées de deux documents différents.
1/ Un article tiré du Grand dictionnaire historique du Japon. Ce texte me laisse penser que l’auteur rejoint dans un certain sens la pensée dominante de Sesshū, le vagabond éduqué.
2/ La traduction de la préface du livre « Sesshū que je souhaite mieux connaître : sa vie et ses œuvres. » もっと知りたい雪舟 生涯と作品 de monsieur Arata SHIMAO. Dans cet ouvrage, l’auteur tient une position originale mais intéressante.
1/ Sesshū 雪舟 (1420-1506)
Cet homme est l’un des maîtres de la peinture à l’encre de Chine à l’époque Muromachi 室町(1436-1573). L’art de cet artiste se caractérise par un naturalisme généreux, qui ouvre une voie nouvelle génération de peintres qui lui succédèrent. Bien que Sesshū copia les œuvres de plusieurs maîtres de la peinture Song 宋,Li Tang 李唐, Xia Gui 夏珪 et Muqi 牧谿, ses compositions puissantes et grandioses sont marquées par son originalité.
Son nom de religion est Tōyō 等楊 et son pseudonyme d’artiste est Sesshū 雪舟 ; il s’appelle également Unkoku 雲谷. Originaire de la province de Bicchū 備中, Sesshū monta à Kyōto et entra au monastère Shōkoku-ji 相国寺 où il étudia le Zen 禅 et la peinture. Vers l’âge de 40 ans, il s’établit à Yamaguchi 山口 dans la province de Suō 周防. À cette époque, son nom de peintre se répandit dans le monde zen du Japon. C’est vers 1463 qu’il prit le pseudonyme de Sesshū.
En 1467, il se joignit à une ambassade qui se rendait en Chine. Sur le continent, il approfondit son étude du zen au monastère Jingde-si 㬌德寺. Parallèlement, il s’initia à la difficile technique de “l’encre brisée” (haboku 破墨). Les Chinois eux-mêmes louèrent son art. Toutefois, plus que les peintres Ming 明,ce furent les paysages de la Chine qui lui apportèrent l’enrichissement artistique qu’il était venu chercher dans ce pays.
En 1469, Sesshū revint au Japon. Pendant la guerre civile de l’ère Ōnin 応仁, il séjourna à Funai Funai 府内 dans la province de Bungo, puis il regagna Yamaguchi. Il voyagea ensuite dans les provinces de Mino 美濃et de Dewa 出羽, et ne retourna à Kyōto qu’en 1483. Trois ans plus tard, Sesshū s’installa de nouveau à Yamaguchii. Vers 1501, il visita le célèbre site d’Ama no Hashidate 天橋立, dont il fit un tableau, l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre. Cependant Yamaguchi resta le lieu de sa résidence. Ce grand voyageur coula des jours paisibles dans son ermitage d’Unkoku-an 雲谷庵.
2/ « Mon intérêt pour Sesshū », préface de monsieur Arata SHIMAO, traduite par mes soins.
« Quand on étudie l’histoire de la peinture, on va à la rencontre de peintres aux profils divers et variés. La majorité des artistes appartiennent au lointain passé et les interroger directement est impossible. Toutefois, à leur contact, certains disent immédiatement « Je comprends cet artiste ! »,tandis que d’autres restent dans l’incompréhension.
En ce qui concerne Sesshû plus particulièrement, on ne s’en lasse pas. L’intérêt de ses œuvres est évidente. Sesshû exprime pleinement sa personnalité sans se restreindre. Toutefois, il ne peint pas capricieusement. Sa peinture évolue selon les buts et les lieux. En regardant ces variations, on jubile à imaginer les pensées de Sesshû.
Ce peintre nous guide vers des territoires très variés. Okayama, son pays natal ; Kyôto où il passe son adolescence ;puis il nous conduit dans la région de Yamaguchi. En outre, chaque destination est un pèlerinage. Par exemples, Chûgoku, Ôita, Mino, Amanohashidate… A son époque, l’aviation n’existait pas et en chemin, Sesshû faisait également des escales çà et là. On n’a pas terminé de revivre ses voyages et même devant des paysages ordinaires, on se dit plein d’émotions : « Ah… Sesshû… Il voyait ces paysages à son époque… ».
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Le contenu de ce modeste ouvrage présente donc Sesshû selon ma compréhension acquise durant une longue période. Depuis une trentaine d’années, j’ai reconsidéré les peintures sacrées et l’image de Sesshû qui voyage dans chaque territoire en excellant dans l’art du lavis. Au cours de mes recherches, j’en suis venu à penser que le pèlerinage de ce peintre n’est pas du vagabondage mais plutôt un déplacement professionnel pour le compte des autorités. Au service du Seigneur Ôuchi 大内 de la région de Yamaguchi, Sesshû agissait selon des directives précises. Il donna naissance à des œuvres variées grâce à cet environnement et sa formation artistique initiale. Je pense sincèrement qu’avec ce regard, expliquer son comportement et ses dessins est plus aisé.
Actuellement peu de personnes partagent mon avis mais, présenter plusieurs théories dans un texte court reste difficile. En gardant à l’esprit que ce livre est rédigé naturellement tout en contraste avec l’opinion générale, j’espère que vous prendrez plaisir à découvrir un profil de Sesshû légèrement différent. »
Alors, Sesshū : artiste vagabond inspiré ? artiste fonctionnaire ?
À mon humble niveau, je n’ai pas la réponse. Cependant, par le biais de cet exemple culturel, je voulais mettre en lumière :
- la diversité des pensées, des opinions divergentes et des débats dans l’Archipel ;
- un peintre classique majeur du Japon.
De nombreux sujets donnent naissance à des avis pluriels, loin d’être uniformes. La société japonaise reste à mon sens très colorée dans sa diversité d’opinions en sus d’être très riche culturellement. Dans ce contexte et à notre niveau d’étudiant perpétuel, ne devrions-nous pas être humble dans notre approche ? Par exemples, être l’écoute de sources diverses en langue originale, éviter les jugements hâtifs, travailler assidûment la civilisation et le japonais…
Cette approche n’est sans doute pas la seule mais elle me semble précieuse pour se forger avec discernements une opinion sensée et atteindre un meilleur niveau de considération dans son entourage japonais.
Ganbarimashō! 頑張りましょう!
Ne mollissons pas !
Pascal. :)
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Sources :
- Le grand dictionnaire historique du Japon : lettre S, article 267. Ouvrage majeur en français et en accès libre
- 『もっと知りたい雪舟生涯と作品』東京美術 アート・ビギナーズ・コレクション 2012. Sesshū que je souhaite mieux connaître : sa vie et ses œuvres, d’Arata Shimao, chez Tōkyō bijutsu Art beginners collection 2012.
Trésor national,Peinture au pinceau de Sesshū, Période Muromachi, fin du 15ème siècle – début du 16ème siècle, exposées au Musée national de Tokyo.
« A gauche, il s’agit d’une scène d’hiver représentant un voyageur. Une personne marche à travers la route de montagne enneigée et en zigzag, sous l’immense falaise escarpée. A droite, cette peinture exprime la profondeur de l’espace. En positionnant les montagnes rocheuses au loin, elle montre clairement une construction picturale nouvelle, jamais vue avant Sesshū dans les peintures à l’encre japonaise. »