Dans un pays avancé comme le Japon, la littératie de la population est tenue pour acquise. Nous partons du principe que tous les Japonais savent lire et écrire sans problème. Est-ce pourtant la vérité ? Aujourd’hui, certains chercheurs japonais espèrent faire la lumière sur ce qu’ils disent être un problème caché de la société japonaise.
A/ Des Japonais hautement lettrés ?
A-1/ L’enquête nationale de 1948
Après la guerre, les forces alliées occupèrent le Japon et envisagèrent de réformer le système éducatif. Elles voulaient donc savoir combien de personnes savaient lire et écrire. En 1948, le quartier général des forces alliées (GHQ) du Général MacArthur, fit une enquête nationale visant à évaluer le degré de littératie des Japonais. Cette étude fut menée sur 16 820 sujets âgés de 15 à 64 ans. Au total, 90 questions furent posées, avec un score maximum de 90 points. Les illettrés complets et les personnes qui ne maitrisaient que les Kana étaient de 2,1 %. Le rapport indiqua en conclusion que le taux d’illettrisme était donc faible. Mécaniquement, on a déduit que le taux de littératie était supérieur à 97%.
A-2/ Les sources internationales
En 2015, le site web de la CIA, The World Fact Book, présentait un taux d’alphabétisation de 99,9% au Japon à l’instar d’autres pays européens. Ce chiffre semble être obtenu à partir du taux de scolarisation de la population. En 2023, le site américain affichait toutefois pour le Japon : données non disponibles (NA : Not Available). SOURCE
En août 2023, le Bureau des statistiques du Ministère des Affaires l’Intérieures et des Communications japonais 総務省統計局 explique qu’il n’y a pas d’étude disponible sur ce sujet et renvoie aux statistiques générales de l’UNESCO. SOURCE
A-3/ Une conclusion arrangeante…
Cette conclusion mécanique suite à l’étude de 1948 et ces éléments flous mis bout à bout façonnèrent donc au fil du temps la perception d’un peuple japonais hautement lettré.
B/ Une autre vérité pointe le bout de son nez 70 ans après.
L’enquête américaine de 1948 fut la seule étude sur le sujet dans l’histoire du Japon contemporain. L’interprétation des résultats est toutefois remis en cause aujourd’hui. En effet, l’enquête de 1948 disait également que le nombre de personnes ayant le niveau de langue suffisant pour mener une vie normale était de 6,2%…
En sus d’une conclusion tronquée, le sondage exclut les handicapés et les étrangers. Hors depuis 1948, la société japonaise a évolué profondément. Elle se diversifie de plus en plus. Certains chercheurs japonais pensent qu’il devient nécessaire de réexaminer le mythe de la littératie japonaise et d’affronter le problème en tant que problème social.
C/ Une enquête nationale sur l’illétrisme au Japon.
C-1/ Chiffrer l’illétrisme dans le Japon d’aujourd’hui.
Cette lacune a été identifiée par l’Institut national de la langue japonaise et de la linguistique 国立国語研究所 (https://www.ninjal.ac.jp), qui s’apprête à réaliser une enquête à l’échelle nationale pour déterminer le niveau réel de compétences en lecture et en écriture.
Monsieur Hiroshi NOYAMA 野山広准, professeur associé à l’Institut, tente de chiffrer l’illettrisme au Japon. Il dirige une équipe de chercheurs qui envisagent d’évaluer dans quelle mesure les étrangers et les Japonais inscrits aux cours du soir (cours de rattrapages) savent lire et écrire. L’idée est de déterminer approximativement l’ampleur du phénomène, d’amener le gouvernement japonais à lancer une enquête nationale et d’aider à créer une feuille de route pour résoudre la question. Monsieur NAOYAMA dit qu’apprendre à lire et à écrire permet aux gens de vivre pleinement leur vie, de protéger leurs droits et de rester en sécurité.
En 2022, des sondages préliminaires de taille modeste ont été menées dans des écoles du soir à Okayama et d’autres villes, en portant une attention particulière aux élèves n’ayant pas bénéficié d’une éducation obligatoire complète (jusqu’à la fin du collège). En effet, dans la société japonaise actuelle, environ 890 000 personnes n’ont pas achevé leur scolarité obligatoire.
Les résultats de ces enquêtes ont révélé que près de 20 % des élèves pourraient rencontrer des difficultés dans leur vie quotidienne en raison de lacunes en lecture et en écriture. Ce constat soulève également la question de la qualité des élèves sortis du système scolaire : les personnes qui ont suivi le cursus obligatoire mais qui n’auraient pas acquis les compétences suffisantes en raison d’un absentéisme trop important ou d’autres circonstances.
Dans les cours du soir de rattrapage, certains élèves n’ont jamais tenu un crayon avant de venir ici. Il y a effectivement des gens qui ont des difficultés à lire et à écrire. Des enquêtes sur l’alphabétisation sont nécessaires. Selon le recensement de 2020, 94 455 personnes n’avaient jamais fréquenté l’école primaire ou le collège, ou avaient abandonné l’école primaire. Dans tous les groupes d’âge, il y a plus de Japonais que de non-Japonais.
C-2/ Augmenter le nombre d’écoles du soir de rattrappage
Le ministère de l’éducation, de la culture, des sports, de la science et de la technologie 文部科学省a pour objectif de créer des écoles secondaires publiques du soir dans chaque département et dans chaque ville gouvernementale. En avril de cette année, il n’y avait que 40 écoles dans 15 départements.
Je gère l’école où fut réalisé le test. Des initiatives visant à créer des écoles publiques du soir sont en cours dans de nombreux endroits mais il y a encore beaucoup de lieux où il n’y en a pas. Si le nombre de personnes ayant des problèmes de lecture et d’écriture peut être chiffré, on aura une base pour la création d’écoles publiques du soir.
D/ Développement d’un programme éducatif adapté aux besoins actuels.
Face à la complexité croissante de la société japonaise, marquée par l’augmentation du nombre de résidents étrangers et par l’absentéisme scolaire, l’Institut envisage d’étendre son enquête à d’autres écoles du soir volontaires. L’objectif ultime est de mener une enquête aléatoire à l’échelle nationale, couvrant un éventail plus large de groupes démographiques et d’âges, afin d’obtenir une image plus précise des compétences en lecture et en écriture au Japon.
Ces efforts reflètent un besoin pressant de reconnaître et de répondre aux défis actuels de la littératie au Japon. Remettre en question les perceptions anciennes, s’appuyer sur des données scientifiques récentes tirées de tests linguistiques correspondant à la langue d’aujourd’hui est nécessaire pour guider le développement des programmes éducatifs et de soutien scolaire adaptés à la société japonaise du 21ème siècle.
Pascal.
Sources
- Le taux de littératie du Japon est-il encore élevé ? 70 ans après l’enquête d’après-guerre, l’Institut national de la langue et de la linguistique japonaises souhaite mener une enquête à l’échelle nationale.「日本の識字率、今も高い? 戦後調査から70年、全国実施目指す 国立国語研究所」
- L’Institut national de la langue japonaise a pour objectif de mener une enquête nationale sur la littératie depuis 1948.「国立国語研が識字調査の全国実施目指す 昭和23年以来」
- Enquête nationale sur la littératie 「全国的な識字調査」
- Repenser la lecture et l’écriture au Japon, une société de lettres.『文字社会日本の「読み書き」再考』